HAITI ELECTIONS 2015: LE SECTEUR AGRICOLE, "LOCOMOTIVE DE LA
CROISSANCE"?
JEAN-ROBERT JEAN-NOEL
30 SEPTEMBRE 2015
Revu le 3/10/2015
Revu le 3/10/2015
Haïti a vécu ce mois de Septembre 2015 dans la douleur de la disparition du principal représentant du
Vodou, l' "Ati" national, Max Beauvoir qui a eu droit
à des funérailles nationales. Dans une conjoncture marquée par les
activités électorales, manifestations de rue contre les élections du 9 Aout
2015 et contre le CEP, campagnes électorales des candidats à la présidence
et aux communales dont le premier tour
est prévu pour le 25 Octobre 2015, le ministère de l'économie et des finances
(MEF) a finalisé le budget 2015-2016 et présenté aux candidats à la présidence le budget triennal articulé autour du secteur
agricole comme "locomotive de la
croissance". Dans ce budget, selon
les dires du ministre Laleau, le ministère de l'agriculture aura droit à 20
Mrds HTG sur trois (3) ans, soit en moyenne un montant de 6.67 Mrds HTG/an.
Est-ce suffisant pour ce nouveau rôle de "locomotive de la croissance"? Comme à mes habitudes, avant d'essayer de
répondre à cette question, passons en revue quelques faits saillants du mois
dont l'adoption par l'ONU des 17 objectifs de développement durable (ODD),
attardons-nous sur le processus
électoral, analysons les enjeux liés au rôle de locomotive de croissance du
secteur agricole et terminons sur des conclusions appropriées.
Les faits saillants du mois
Le Président Martelly a
effectué un voyage en Jamaïque dans le cadre d'une rencontre sur le PETROCAIBE.
Il s'est fait accompagner de son fils
Olivier qu'on disait en prison en Floride. C'était une sorte de réponse à cette
rumeur persistante.
Le Premier Ministre Paul a été aux USA rencontrer certaines
personnalités américaines dont le Secrétaire d'Etat J. Kerry ,très certainement
en relation avec le processus électoral et en lien avec la nomination de Kenneth
Merten, ancien ambassadeur américain en Haïti et actuel responsable du dossier
Haïti au Département d'Etat américain. A noter que, en 2010, M. Merten était
partie prenante des élections de 2010; c'est un Monsieur qui maîtrise le
"dossier Haïti". Sa nomination n'est donc pas le fait du hasard.
Un léger remaniement est intervenu au sein du gouvernement. Mario Dupuy a remplacé R. Francois Jr à la Communication, et Lyonel Valbrun a remplacé F. Dorcin au Ministère de l'agriculture. Valbrun est le 5e ministre de l'agriculture de l'administration Martelly. Cette instabilité au niveau institutionnel s'étend à l'ensemble de l'administration Martelly, si l'on excepte le Ministère des Travaux Publics (MTPTC), le Ministère du Tourisme (MTIC) et le Ministère de la Santé (MSPP).
Un léger remaniement est intervenu au sein du gouvernement. Mario Dupuy a remplacé R. Francois Jr à la Communication, et Lyonel Valbrun a remplacé F. Dorcin au Ministère de l'agriculture. Valbrun est le 5e ministre de l'agriculture de l'administration Martelly. Cette instabilité au niveau institutionnel s'étend à l'ensemble de l'administration Martelly, si l'on excepte le Ministère des Travaux Publics (MTPTC), le Ministère du Tourisme (MTIC) et le Ministère de la Santé (MSPP).
Le ministère de l'économie et
des finances a pris des mesures d'interdiction contre 20 produits qui ne
pourraient entrer au pays que par voie maritime, Ports de Port-au-Prince et du Cap-Haïtien. Ces
mesures sont un peu controversées. Elles favoriseraient les gros commerçants de
Port-au-Prince au détriment de ceux des autres départements frontaliers, en
particulier ceux du Nord Est. Elles créeraient une situation de monopole, et
favoriseraient un petit groupe de commerçants. Ces mesures sont aussi perçues
comme des représailles vis-à-vis de la République Dominicaine. En ce sens,
elles son plutôt bien accueillies.
C'est l'adoption à l'ONU des 17
objectifs de développement durable (ODD) qui remplacent les objectifs du millénaire
pour le développement (OMD) et ses 8 objectifs avec une atteinte mitigée des
cibles visés. Ramenés à l'échelle d'un pays, ces objectifs pourraient presque tous appliquer à Haïti. Voyons voir:
1) Mettre
fin à la pauvreté sous toutes ses formes, partout ; 2) Éradiquer la faim,
garantir la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition, et promouvoir
l’agriculture durable ; 3) Garantir la bonne santé et promouvoir le
bien-être de tous, à tous les âges ; 4) Garantir une éducation de qualité
sans exclusion et équitable et promouvoir des possibilités d’apprentissage tout
au long de la vie pour tous ; 5) Parvenir à l’égalité entre les sexes et
autonomiser toutes les femmes et les filles ; 6) Assurer la disponibilité
et la gestion durable de l’eau et de l’assainissement pour tous ; 7)
Garantir l’accès à une énergie abordable, fiable, durable, et moderne pour
tous ; 8) Promouvoir une croissance économique soutenue, sans exclusion,
viable, le plein-emploi productif et un travail décent pour tous ; 9)
Construire des infrastructures résilientes, promouvoir l’industrialisation sans
exclusion et durable et encourager l’innovation ; 10) Réduire les
inégalités au sein des pays et entre les pays ; 11) Faire des villes et
des établissements humains des endroits sans exclusion, sûrs, résilients et
durables ; 12) Garantir des modèle de consommation et de production
durables ; 13) Agir d’urgence pour lutter contre le changement climatique
et ses impacts (en tenant compte des engagements pris dans le cadre de la
CCNUCC) ; 14) Préserver et utiliser de manière durable les océans, mers et
ressources marines pour le développement durable ; 15) Protéger, restaurer
et promouvoir une utilisation durable des écosystèmes terrestres, gérer les
forêts de manière durable, lutter contre la désertification stopper et
combattre la dégradation des terres et mettre fin à la perte de la
biodiversité ; 16) Promouvoir des sociétés pacifiques sans exclusion dans
le cadre du développement durable, permettre un accès à la justice pour tous et
mettre en place des institutions efficaces, responsables et sans exclusion à
tous les niveaux ; 17) Renforcer les moyens de mise en œuvre et
revitaliser le partenariat mondial pour le développement durable.
Pour être applicables ici en
Haïti, il faudrait des politiques publiques nationales très sérieuses à mettre
en œuvre sur une période de 15 ans. Nos politiciens devraient s'en approprier
dans le cadre d'une grande concertation nationale de laquelle sortirait un
programme national qu'ils s'engageraient à appliquer à tour de rôle. Ce qui nécessiterait des ressources
importantes tant internes qu'externes pour l'atteinte de ces objectifs à
l'échelle du pays. Or on est dans une conjoncture de rétrécissement de l'aide
externe pour le développement envers Haïti ( seulement 500 M USD actuellement
selon le Ministre Laleau vs 1 Mrd USD juste après le tremblement de terre).
Il faut noter que, à l'échelle
de la planète, ces 17 objectifs
nécessiteraient 3500 Mrds USD/an pour être mis en œuvre du 1er janvier
2016 au 31 Décembre 2030. Or, actuellement, selon ce qu'a rapporté Alain
Faujas, " L’aide
publique demeure indispensable, mais elle plafonnera à 150 milliards de
dollars, ce qui est une goutte d’eau, commente Bertrand Badré...Quand on cumule
l’aide publique au développement (135 milliards de dollars en 2014), l’argent
envoyé chez eux par les émigrés (de l’ordre de 440 milliards), les dons et les
prêts des organismes multilatéraux, on parvient à 1 000 milliards de dollars
disponibles par an. C’est beaucoup, mais insuffisant, affirme le rapport « From
Billions to Trillions : Transforming Development Finance » élaboré par la
Banque africaine de développement, la Banque asiatique de développement, la
Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la Banque
européenne d’investissement, la Banque interaméricaine de développement, le FMI
et la Banque mondiale".
Processus électoral
C'est dans cette conjoncture
ponctuée de la visite de Kenneth Merten en Haïti, de lancement de campagnes
électorales pour les présidentielles, les communales et le 2e tour des législatives après la publication
surprise des résultats définitifs y relatifs que le Ministre Laleau a décidé de
présenter le budget 2015-2016 (122.7 Mrds HTG ou 2.35 Mrds USD) aux candidats à la
présidence avec comme toile de fond, le secteur agricole comme "la
locomotive de la croissance". Avant
d'y arriver, jetons un coup d'œil sur le processus électoral.
Le CEP a annulé les élections
dans plusieurs communes du pays. Tout le monde s'est accordé sur un taux de
participation assez faible aux élections du 9 Août 2015. Les résultats
préliminaires ont donné lieu à des manifestations de rue à travers le pays. La
Plate-forme VERITE s'est retirée de la course électorale malgré ses avances aux
législatives du fait que le CEP refuse de réintégrer son candidat à la
présidence, Jacky Lumarque. La FUSION DES SOCIAUX DEMOCRATES semble faire de
même. LAVALAS veut l'annulation des élections du 9 Août tout en faisant
campagne pour les présidentielles: le parti de l'ex-président Aristide joue sur
les deux tableaux. Pourtant le CEP a profité de la conjoncture pour donner les
résultats définitifs des législatives du 9 Août avec l'élection de deux
Sénateurs Youri Latortue dans l'Artibonite et Renel Sénatus dans l'Ouest, en
dépit du fait de l'annulation des élections dans plusieurs circonscriptions
dans l'Artibonite et dans l'Ouest.
A mon humble avis, il serait
beaucoup plus sage de reprendre d'abord les élections partielles au niveau de
ces circonscriptions avant la proclamation de résultats définitifs. Très
certainement, la reprise des élections dans ces circonscriptions aurait changé
la donne, peut-être pas pour Sénatus, peut-être pas pour Latortue, mais aurait
permis une bataille plus équitable pour la 2e place. Prenons le cas
de l'Artibonite, le Bas Artibonite n'aura pas de représentant à la Chambre
Haute. Ce qui est une injustice quand on sait que les élections ont été
annulées par le CEP principalement au niveau des communes du Bas Artibonite. Et
puis d'ailleurs si les résultats sont définitifs, il n'y aura plus nécessité de
reprendre les élections sénatoriales au niveau de ces circonscriptions. La
reprise de ces élections changerait quoi? Par contre, on ne voit pas
d'inconvénient à la proclamation des résultats définitifs pour les députés. On
espère que ces résultats définitifs ne viennent pas perturber encore le
processus électoral et nuire à la journée du 25 Octobre. Ce sera la faute au CEP qui semble confronter de sérieuses divisions internes (démission d'un des 9 conséillers).
Pour les élections présidentielles,
communales et législatives 2e tour, les candidats mettent les
bouchées doubles surtout pour les présidentielles. Jude Célestin, Moise Jean-Charles, Jovenel
Moïse, Steve Khawly, Sauveur Pierre Etienne, Jean Henry Céant, Maryse Narcisse, Steven Benoit, Mario Andresol...
sillonnent le pays pour des meetings électoraux; des photos géantes sont un
peu partout; les murs sont placardés de
photos de candidats , sans ménager les murs des résidences privées et des
services publics. C'est la fièvre électorale. Tout laisse croire que les
élections auront lieu le 25 Octobre, en dépit des protestations des uns et des
autres. Le Premier Ministre Paul est
très confiant. Le CEP aussi. Pour la majorités des candidats, l'agriculture est
la priorité des priorités. Parlons en justement.
Rôle et enjeux du secteur
agricole comme "locomotive de la croissance"
L'agriculture a une forte contribution au PIB global 23-25
% , mais est traitée en parent pauvre
dans le budget national (entre 4 et 7 % du budget national depuis plus de 20 ans) avec des décaissements
en retard sans tenir compte des deux grandes campagnes d'Hiver (25% de la
production agricole) et de Printemps (60% de la production). Il est à noter que
les décaissements pour le ministère de l'agriculture se font en général durant
la 2e moitié de l'exercice et souvent à la fin de l'exercice. Les
6.67 Mrds HTG prévus en moyenne annuellement pour les trois prochaines années (5.5% du budget) restent
dans la même fourchette depuis la prise
du pouvoir par l'administration Martelly. Avec un tel montant, il serait
difficile pour le secteur agricole de jouer ce nouveau rôle. En effet, une
locomotive doit en principe être assez puissante pour entrainer les wagons du
train national de développement. Avec 5.5% du budget global, ce serait
difficile pour ne pas dire impossible. Heureusement, selon le document final du budget 2015-2016 (Ref. MEF), le MARNDR est crédité de 11,9 Mrds HTG, soit 9.7% du budget global.
Durant la présidence de M.
Martelly, la seule et unique fois que le pays a connu un taux de croissance de 4.3% (2012-2013), si l'on exclut le taux
de croissance de 5.5% pour l'exercice 2010-2011 en partie due à la présidence
de M. Préval ( le Premier Ministre Conille fut nommé en octobre 2011), c'est
quand, à coté du budget normal accordé au ministère, il y a eu un programme
d'urgence post-Sandy de 1.4 Milliards de gourdes et une bonne pluviométrie durant
l'exercice 2012-2013, cette combinaison de facteurs favorables a permis au
secteur agricole de contribuer au PIB
global à hauteur de 4.6%.
10% du budget au ministère de l'agriculture
Etant désigné comme la
locomotive de la croissance pour l'exercice 2015-2016, le secteur agricole devrait avoir, à mon humble avis, au moins
10% du budget national pour mener à bien sa nouvelle mission (9.7% du budget est acceptable pour cet exercice). Le MARNDR devrait elaborer un
budget triennal avec des tranches annuelles autour de 12 Milliards de HTG ou plus (selon le montant du budget), pour rester en phase avec sa nouvelle orientation basée sur des pôles de croissance articulés autour des 5 châteaux
d'eau du Pays et des périmètres irrigués
et irrigables en aval de ces châteaux d'eau.
Dans le cas où l'administration issue des élections voudrait vraiment voir le
ministère de l'agriculture jouer son rôle de "locomotive de la croissance",
il faudrait lui donner les moyens de sa
politique, à savoir 10% du budget national pour les 3 années à venir dont 5
Milliards de gourdes annuellement du Trésor public à décaisser selon un calendrier fourni par le
ministère et discuté avec les ministères
du plan (MPCE) et de l' économie et des
Finances (MEF) qui ont très peu fait cas
du calendrier agricole durant la présidence de M. Martelly et même avant. Sera-ce différent à la fin de l'administration Martelly?
Ainsi, le ministère de
l'agriculture pourrait espérer réussir sa nouvelle mission de locomotive de la croissance, avec (i) cet apport de 10% du budget national, (ii) la bonne pluviosité attendue après le passage d'Erika,
(iii) les investissements des gros
entrepreneurs privés prévus dans le secteur ( Ex: AGRITRANS dans la banane),et
(iv) les investissements privés traditionnels de nos petits agriculteurs qui
investissent, bon gré mal gré, plus d'un milliard de dollars (1 Mrd USD)
annuellement dans le secteur agricole selon les estimations de certains cadres du ministère de
l'Agriculture (plus d'un million d'exploitations agricoles, Réf. RGA).
Bonne gouvernance + moyens appropriés = résultats
Dans le cas où cette tendance à la hausse (9.7% du budget global de 2015-2016) ne se maintiendrait pas par la nouvelle administration qui sortirait des urnes et que le MPCE et le MEF ne tiennent pas compte du calendrier agricole et
de l'année agricole (Mars- Février), les résultats pour 2015-2016 (décaissements à temps) et pour les deux autres exercices à venir 2016-2017 et
2017-2018 (10% du budget et décaissements à temps), ne relèveraient que du miracle . Et les miracles ne dépendent que de
Dieu. Quant aux hommes, sans une bonne
planification, une bonne gouvernance et les moyens appropriés, les résultats ne suivront pas.
Conclusions
La plupart des candidats à la
présidence misent sur l'agriculture pour amorcer le développement du pays. Il y
en a qui sont ou étaient des
agriculteurs ou issus de la classe paysanne. De plus les ODD accordent une
place prépondérante à l'agriculture qui nécessite des politiques publiques
appropriées. Il serait donc intéressant que, une fois les élections terminées,
l'administration qui en sera issue maintienne cette vision de "locomotive de la croissance" allouée au secteur agricole par l'administration Martelly, et
prenne les dispositions budgétaires en lien avec cette vision, tout en
articulant les politiques publiques des autres secteurs autour du secteur agricole, en
les intégrant dans un programme de long terme axé sur les ODD dans le cadre
d'une grande concertation nationale pour accorder nos violons en vue de déboucher sur une Haiti sans faim en 2025 et une Haïti
émergente à l'horizon des années 2030.