HAITI : INDICE DE PERCEPTIONS DE LA CORRUPTION ET PROJETS
Jean Robert JEAN-NOEL
Port-au-Prince, le 22 mai 2009
Cet article sur la corruption constitue le quatrième d’une série qui a démarré en septembre 2007 (réf. Le Nouvelliste : Lutte contre la corruption, nécessité de protection spéciale pour le Président Préval, septembre 2007). Deux autres articles, l’un en novembre 2008 (indice de perceptions de la corruption et toi) et, l’autre en mars 2009, (indice de perceptions de la corruption et institutions, voir www.jrjean-noel.blogspot.com et « Haïti en Marche », avril 2009) ont été consacrés à cette thématique. Ces articles demeurent un véritable plaidoyer pour la lutte anti-corruption et la nécessité d’éviter d’augmenter l’indice de perceptions de la corruption, sachant que ces perceptions à la base de l’indice sont établies à partir des enquêtes menées surtout auprès de nous-autres Haïtiens. Ce dernier article de la série s’inscrit donc dans la même démarche. Il est écrit aussi à la faveur de la conférence de Washington du 14 avril 2009 où Haïti s’est engagée à mener à bien un certain nombre de programmes d’actions inscrits dans le document stratégique national pour la croissance et la réduction de la pauvreté (DSNCRP), dans le Post Desaster Need Assessment (PDNA) et dans le rapport Collier, à la faveur du discours du 18 mai 2009 du Président de la République, qui incite le pays à se battre pour asseoir son indépendance économique, suite à son indépendance politique acquise de haute lutte en 1804, actuellement fragilisée à cause de la forte dépendance économique du pays par rapport à l’aide externe à hauteur de 60% (2008-2009), et à la faveur de la nomination de Bill Clinton comme « Emissaire Spécial des Nations Unies pour Haïti », en dépit de la présence de la MINUSTHA et du « Représentant Spécial du Secrétaire Général de l’ONU », Mr Anabi. Car, à mon humble avis, tout ceci a un lien quelconque avec la réputation de corruption d’Haïti, en particulier avec la perspective de réduire au maximum ce fléau dans les projets en relation avec le DSNCRP.
Pour mieux appréhender le phénomène de corruption au sein des projets, essayons de passer en revue les projets à travers le temps en Haïti, en nous basant sur les modes d’exécution qui se sont modifiés au fur et à mesure jusqu’au mode actuel généralisé à travers les unités de coordination de projets (UCP), et cette tendance timide (Banque Mondiale, 2009) à le remplacer par l’appui budgétaire tout en conservant la gestion par résultat à travers des structures permanentes de l’Etat. Mais le phénomène de corruption perçu et/ou réel, qui constitue un obstacle sérieux à la mise en œuvre de cette nouvelle théorie, s’est révélé et se révèle l’une des principales contraintes au développement du pays basé, ces derniers temps, sur l’approche projets et son corollaire la gestion dirigiste et participative de projets.
La gestion de projets par l’Etat
Depuis plus de soixante (60) ans, l’Etat a fait le choix d’opérer par projets. Exécutés dans un premier temps à travers des structures étatiques normales, ministères, directions centrales, les projets vont bien vite se faire à travers des organismes de type ODVA (Organisme de développement de la Vallée de l’Artibonite). C’est ainsi que l’Etat, en référence à l’ODVA, va tenter de réaliser le développement du pays à travers des organismes régionaux de développement, d’où les nombreux OD, ODPG (Organisme de développement de la Plaine des Gonaïves), ODNO (organisme de développement du Nord-Ouest), ODN (Organisme de développement du Nord), et les nombreux DRI, DRIP (développement régional intégré de Petit-Goâve), etc. Parallèlement à ces organismes pratiquement autonomes, on a enregistré aussi des projets qui s’exécutaient à l’intérieur des structures permanentes des ministères dont les choix des Directeurs relevaient généralement des relations politiques, d’amitiés ou de circonstances. Ces projets ont utilisé principalement le mode d’exécution en régie et ont été plutôt dirigistes. Plus de cinquante (50) de projets de développement allaient être dénombrés, en 1999, par Jean André Victor. En dépit des résultats obtenus dans la plupart de ces programmes, on suppose que le phénomène de corruption ait été présent et ait été à la base des cuisants échecs enregistrés dans la plupart des cas. Toujours est-il que l’Etat, durant ces vingt dernières années et sous la pression des bailleurs de fonds (BF), a généralisé l’introduction des approches participatives et des Unités de coordination de projets (UCP) en son sein, en gardant ses prérogatives de choix des Directeurs dans un premier temps, et en acceptant de se courber aux conditionnalités d’appel à la concurrence par la suite.
La gestion des projets à travers des unités placées au sein des structures étatiques
La généralisation des UCP au sein des ministères n’est pas le fait du hasard. Elle résulte des nombreuses conditionnalités imposées à Haïti par les bailleurs de fonds pour respecter les règles de transparence et permettre à ces derniers de contrôler plus strictement les fonds mis à disposition. Parmi les conditionnalités, en plus de la généralisation des UCP et des approches participatives, on a relevé aussi la généralisation des manuels d’opération (MO), des règles de passation de marché, de l’assistance technique obligatoire soit de manière permanente, soit de manière ponctuelle, de quoi exercer un contrôle strict sur la gestion de l’ensemble et drainer une partie des fonds vers l’extérieur. Il faut noter que les UCP se retrouvent aussi au sein des ONG internationales particulièrement. Si au sein des projets de l’Etat, elles sont en général dirigées par les haïtiens, au sein des ONG et agences internationales, elles sont en général administrées par les étrangers avec l’apport bien sur de cadres haïtiens. De plus, elles utilisent principalement le mode d’exécution par appel d’offres (AO). Toutes ces informations sont fournies au grand public pour lui faire comprendre que le contrôle de la corruption au sein des projets n’est pas exclusivement une affaire haïtienne. Que le projet s’exécute au sein des structures étatiques, des ONG et/ou agences internationales, il est astreint aux mêmes règles de transparence. Alors pourquoi cette perception de corruption au sein des projets, surtout ceux exécutés par l’Etat ? Avant de tenter une explication par rapport à cette perception globale, attardons nous un peu sur les projets dans le DSNCRP.
Les projets en cours dans le cadre du DSNCRP
Les 1060 projets actuellement en cours dans le DSNCRP incluent les projets exécutés au sein des structures étatiques et les projets exécutés par les ONG et agences internationales. Ils s’exécutent pour la grande majorité par les UCP et, en terme pilote, on prévoit d’en réaliser à travers des structures étatiques avec une approche appui budgétaire et la gestion par résultats. Ils sont regroupés en six (6) programmes par le Ministère de la Planification et de la Coopération Externe (MPCE) dans le cadre d’un « plan d’investissements prioritaires du DSNCRP ». Les six programmes (Mai 2009) se déclinent comme suit :
(i) le programme d’infrastructures économiques (route, électricité, aéroport, agriculture, environnement, tourisme, commerce, industrie) regroupant 191 projets totatilisant 39 milliards de gourdes haïtiennes (39 Mrds de GHT) ;
(ii) le programme d’infrastructures sociales (éducation, santé, communication, sport) regroupant 96 projets totatilisant 4.8 Mrds de GHT ;
(iii) le programme d’infrastructures administratives (administrations centrale et territoriale) regroupant 72 projets totatilisant 2.9 Mrds de GHT ;
(iv) le programme de renforcement et de fonctionnement de l’Etat ( appui à l’investissement, aménagement du territoire, développement urbain, appui à l’Etat, mise en place de structures administratives, protection sociale, équipements, formation, encadrement et appui aux groupements et associations, études de plans, de programmes et projets) regroupant 649 projets totatilisant 72.26 Mrds de GHT ;
(v) le programme d’appui direct à la production (intensification agricole, appui à la production, transformation et commercialisation des produits agricoles, appui au développement économique des filières, et transfert de technologie) regroupant 82 projets totatilisant 5.1 Mrds de GHT, et
(vi) le programme de reconstruction de l’économie haïtienne (interventions spécifiques et urgentes, réparation des dommages causés par les intempéries, ressources nécessaires à la restauration des services de base à la population) regroupant 58 projets totatilisant 48.7 Mrds de GHT.
Ces programmes totalisent 172.75 Mrds de GHT ou 4.32 Mrds de USD, ce qui dépasse le montant prévu (3.86 Mrds USD) pour la mise en œuvre du DSNCRP originel, très certainement à causes des actions liées aux intempéries qui y sont incluses. Une fois mis au courant de ces informations, les gens du grand public, qui ne peuvent que très partiellement vérifier les résultats de ces investissements, ont tendance à verser dans des commentaires négatifs, parce que ne sentant pas les effets directs de ces investissements sur eux-mêmes et, de plus, parce que encouragés par la plupart des élites politiques, économiques et intellectuelles, qui se révèlent, le plus souvent, irresponsables en la matière.
La perception de la corruption du public par rapport aux projets
Cette perception négative du grand public finit par nuire à l’image du pays. Encouragée par nos élites qui ont pris cette mauvaise habitude d’accusation sans preuve, la perception du grand public par rapport aux projets n’est pas fondée. Le niveau de corruption dans les projets est forcément faible, surtout dans les projets dits durables financés par la communauté internationale (CI). Ces projets subissent les contre coups des projets d’urgence où, en général, le niveau de corruption est plus élevé, à cause de la gestion de l’urgence en tant que telle, de la faiblesse des dossiers d’exécution, du manque de contrôle et de supervision, de l’allègement des procédures d’octroi des marchés. Cette perception est due aussi au manque de communication et de transparence dans les projets principalement. L’information politique prédomine dans tous les pays du monde ; mais, en Haïti, on est littéralement submergé d’informations politiques. Depuis le départ de Mario Dupuy, on a comme l’impression que le pays souffre du « syndrome de Mario Dupuy ». Les gouvernements, qui se sont succédé au pouvoir depuis le 29 février 2004, souffrent d’un criant déficit de communication. Ils n’osent pas parler de leurs réalisations et encore moins des réalisations des agences et ONG internationales qui n’interviennent en Haïti qu’avec l’aval de l’Etat et en regard des accords signés entre l’Etat et la communauté internationale. Le grand public a tendance à dissocier les actions de l’Etat par rapport aux actions des ONG qui sont généralement bien perçues. Or les actions sont, en principe, complémentaires et s’exécutent dans un cadre défini par l’Etat, en l’occurrence, le DSNCRP. Un seul exemple suffit à illustrer cette perception, le PRODEP. En effet, le PRODEP est un projet de l’Etat financé par la Banque Mondiale (BM) à travers le Bureau de Monétisation, mais exécuté par le CECI et la PADF. Pour le grand public, c’est un bon projet du CECI ou de la PADF où le phénomène de corruption est très, très faible, car impliquant directement les populations concernées dans la gestion directe des fonds. La réalité au sein de ce programme est travestie parce que les gens ignorent le contrôle exercé par l’Etat et le bailleur, en l’occurrence la BM, et le perçoivent comme un projet non étatique.
La réalité au sein des projets et le contrôle exercé par l’Etat et les bailleurs de fonds
Il est clair que la perception du grand public par rapport au phénomène de corruption au sein des projets est erronée. En effet, dans les projets dits durables, les règles de transparence sont suffisamment rigides pour tordre le cou aux velléités de corruption. Les nombreuses procédures en vigueur, les nombreuses conditionnalités de départ, le contrôle interne et externe, la supervision, sont autant d’éléments non à la portée du grand public et qui réduisent le phénomène de corruption au sein des projets. L’Etat et les BF se sont mis d’accord pour exercer un contrôle strict des fonds mis à disposition des projets, et les UCP ont pour obligation de se faire auditer chaque année et d’exercer un contrôle interne journalier des fonds mis à leur disposition. A noter que les fonds sont débloqués au fur et à mesure de l’état d’avancement des activités et après soumission et vérification des pièces justificatives, mais jamais d’un seul coup comme on a tendance à le croire. Ce qui est ignoré du grand public.
La nécessité d’éviter d’augmenter l’indice de perceptions de la corruption par ignorance
Il faut noter qu’actuellement toute l’ossature du développement d’Haïti se base sur le DSNCRP avec les 1060 projets qui totalisent 4.32 milliards d’USD et qui s’exécutent essentiellement à travers les UCP. Le passage à l’appui budgétaire pour l’exécution des actions à travers les structures permanentes de l’Etat avec en prime le renforcement de celui-ci n’est pas pour demain, justement à cause de la persistance de cette perception négative liée à la corruption. A partir de ces considérations, il est du devoir des institutions, des citoyens informés et des responsables de projets d’expliquer, encore et toujours, au grand public les mesures en vigueur pour combattre la corruption au sein des projets. Car c’est à ces personnes du grand public qu’on s’adresse quand on veut mener des sondages pour établir l’indice de perceptions de la corruption en Haïti. Il est donc de la responsabilité des élites de ce pays, qui est nôtre, et surtout de la Presse d’éviter de colporter des informations non vérifiées et susceptibles de nuire à l’image de notre pays et de chaque Haïtien en particulier. En agissant ainsi, nous contribuons tous à offrir une meilleure image de nous-mêmes et de notre chère Haïti. Agir mal par ignorance est pardonnable, agir mal en connaissance de cause est malhonnête donc condamnable !