HAITI, LE CHAOS EVITE OU DIFFERE ? « KONPOZE
OU DEKONPOZE ? »
JEAN-ROBERT JEAN-NOEL
29 FEVRIER 2016
Dans
mon bilan 2015 et perspectives 2016,
j’avais insisté sur le rôle à jouer par le Parlement haïtien issu des élections
contestées du 9 Aout et du 25 Octobre 2015 (Réf. http://jrjean-noel.blogspot.com/2016/01/haiti-bilan-2015-perspectives-2016-de.html ). En effet, le Parlement a changé la
donne politique. Il a négocié par l’intermédiaire de ses deux présidents (Sénat
et Chambre des Députés), Jocelerme Privert (LAVALAS) et Cholzer Chancy (Ayiti
An Aksyon), le départ de Martelly, le 7 Février 2016, (Réf. http://ehaitinetwork.com/texte-de-laccord-signe-le-6-fevrier-2016-au-palais-national/# ). Il a accaparé la Présidence par une
élection au second degré, mettant aux prises, en finale, le Président du Sénat,
M. Privert, M. Egard Lablanc et M. Déjean Bélizaire, deux anciens présidents du
Sénat, avec l’élection de M. Privert comme Président Provisoire de la
République d’Haïti, le 13 Février, et son investiture, le 14 Février 2016 (« Coup
d’Etat Parlementaire »). Le Président Privert, après consultation avec les
forces vives du pays et les blocs parlementaires dont le Vice-Président du
Sénat, M. Ronald Larêche, et le Président de la Chambre basse, M. Cholzer
Chancy, a choisi et nommé comme Premier Ministre l’économiste, Fritz JEAN,
ancien Gouverneur de la Banque de la République sous le régime LAVALAS, investi,
le 26 Février 2016, en l’absence de M. Evans Paul, le Premier Ministre sortant
qui a boudé, à tort ou à raison, la cérémonie d’investiture de son remplaçant, « pour ne pas cautionner la violation
de l’accord du 6 Février et de la Constitution de 1987 amendée » , et
a conseillé au Président Privert dans son langage imagé habituel mais, cette
fois-ci, menaçant de « composer au lieu de décomposer », ponctué, à
la fin, d’un « kreol pale, kreol
komprann ». Que faut-il comprendre
de cette nouvelle conjoncture ? Et que faire ?
Confusion,
insécurité politique et banditisme
J’ai oublié la réussite du Carnaval 2016 sans mort, le train-train quotidien qui nous tenaille et nous fait prendre conscience de notre précarité, l'inondation dans le Nord à Port-de-Paix (28-29 Fevrier) et au Cap-Haitien (en deux occasions) et dans l'Ouest (zone métropolitaine), ponctuée de morts et de dégats matériels et due à des pluies qui anormalement arrosent le mois de Février, une bonne nouvelle pour la campagne agricole de Printemps 2016, un indice pour une bonne année agricole peut-être (?). Revenons à nos moutons politiques.
En introduction, j’ai énuméré les principales choses politiques, et, même là encore, j’ai dû être sélectif.
Quant
à Jean Charles Moïse, il ne jure que par la mise à pied de l’autre Moïse,
Jovenel, dans la course électorale (l’exclusion de l’autre). André Michel, qui vient de sortir un livre
sous le titre « Echec » en parlant de l’administration Martelly, est
déçu du choix de M. Jean en lieu et place de Mme Manigat proposée par la
Plate-Forme JUSTICE et qui avait l’aval de l’opinion publique. La FUSION est
contre tout le processus en cours. Le silence de Jude Célestin, le principal catalyseur
des énergies vers les événements du 22 Janvier ayant fissuré de manière irréversible l’édifice de l’administration
Martelly, qui ne réclame rien jusqu’à présent dans le gâteau et que tout le
monde semble oublier, ne doit pas être perçu comme une acceptation de tout ce
qui se passe actuellement et qui semble l’éloigner de la présidence du pays.
Quant
à PHTK et consorts, principales victimes de la situation actuelle, ils
enterrent leur candidat à la députation de Desdunes assassiné, M. Prévilon. Il
était aussi ex-garde de corps du candidat Jovenel Moïse et du Président
Martelly. La présence de l’équipe Têt Kalé, y inclus l’ex-Président Martelly et
sa femme, Jovenel Moïse et le haut état-major de PHTK, et les discours
prononcés à l’occasion des funérailles
de Toro, le surnom du candidat à la députation de Desdunes, témoignent de la
volonté de cette équipe de continuer la lutte et de ne pas se laisser faire.
Les
diverses sorties dans les médias du Premier Ministre, Evans Paul, KP rebaptisé « Koz Pèp La », « l’humiliation »
subie par lui et son gouvernement lors de l’investiture du Président Privert,
le choix de bouder l’investiture du nouveau Premier Ministre, la reprise du
langage codé plutôt menaçant, l’évocation par lui de la non invitation de la
KID, son parti, qui est représenté au Parlement, le rappel par lui de la
présence de PHTK qui a une majorité relative au Parlement, une force avec
laquelle il faut compter (interview avec Marie Lucie Bonhomme à Vision 2000), laissent entrevoir qu’il a repris son manteau
de leader politique et est prêt à se battre pour maintenir sa place sur
l’échiquier politique.
Cette
confusion politique, ce malaise, favorise la remontée de l’insécurité politique
(mort du candidat de PHTK) et du banditisme (plusieurs cas motels et non mortels en relation
avec le tirage d’argent à la banque, cambriolage de maisons d’habitation, de
maisons d’affaires et autres). Pas un jour ne passe sans qu’il y ait un cas de
vol des gens revenant de la banque ou plus grave encore un cas de mort par
balle. Il en résulte une crispation générale ponctuée de peur et de crainte de
la personne d’à côté, de l’autre, de cet inconnu qui rode dans notre quartier.
Et
l’économie dans tout ça ?
La
situation économique du pays n’est pas en reste. Le Président Privert l’a
qualifiée de catastrophique. Ce qui a fait tiquer le ministre de l’économie et
des finances, M. Wilson Laleau, et le Premier Ministre, Evans Paul. Ils ont
démontré chiffres à l’appui que la situation n’est pas si mal que ça. Ils ont
peut-être raison en comparaison aux années précédentes ou par rapport aux prévisions budgétaires pour
l’exercice 2015-2016 en cours. Mais le Président Privert n’a pas tort si on se
réfère à la situation microéconomique. Nous avons actuellement une situation de
misère presqu’intenable.
En
effet, selon la Commission nationale de sécurité alimentaire (CNSA) et le
Programme alimentaire mondial, « Une
évaluation de la sécurité alimentaire en situation d’urgence (EFSA), menée par
le PAM et la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA) en Haïti,
a estimé que environ 3,6 millions
d’haïtiens sont en situation d’insécurité alimentaire (700,000 ménages).
Parmi eux, environ 1,5 million
(300,000 ménages) sont en insécurité alimentaire sévère ». De plus, le
dollar varie entre 61 et 62.50 HTG selon la banque commerciale considérée. La
finance est nerveuse et réagit en fonction de la donne politique. Les
déclarations des responsables politiques et économiques en sont pour quelque
chose. La vérité c’est que, à cause de la fluctuation à la hausse du dollar par
rapport à la gourde, de l’inflation
autour de 13%, les ménages haïtiens ressentent dans leurs ventres et leurs poches
les contrecoups de la situation économique et financière du pays.
Il
faudra l’atténuer rapidement par la mise
sur pied d’un vaste programme de création d’emplois couvrant le territoire national
et qui prenne en compte la campagne agricole de Printemps, la saison pluvieuse
y incluse la saison cyclonique (Juin-Novembre 2016), la situation des gens les
plus vulnérables qui ont besoin d’autres formes d’assistance. Il faut donc agir
sur l’urgence tout en initiant le
durable.
L’élégance
de Privert
Dans
ses prises de parole, le Président Privert a évoqué la situation du pays, la
question de la sécheresse, de l’insécurité alimentaire et la mise en
application de l’accord du 6 Février. Lors de l’investiture du Premier ministre
Jean, il a élégamment remercié le Premier Ministre Paul ainsi que son
gouvernement pour avoir aidé le pays dans des moments difficiles et surtout ces
derniers jours, et ce malgré les propos de ce dernier en relation avec la
manière dont M. Privert conduit le processus en cours, et sa menace à peine
voilée par rapport à ce chaos qui, selon lui, s’en vient, si la nouvelle
administration ne « compose pas ». Il en a fait de même vis-à-vis de
tous ceux qu’il a consultés avant de choisir le nouveau Premier Ministre. Ce dernier se pose en
rassembleur et promet de faire de son mieux pour faire face à la situation
découlant de son choix un peu controversé. De toute manière, il doit jouer
serré pour convaincre les blocs parlementaires lors de la présentation de son
énoncé de politique générale et dans le choix de ses ministres. Sans quoi le
processus recommencera tel que prévu par la Constitution amendée, nous fera
perdre un temps précieux et pourra déboucher en fin de compte sur ce chaos qui
fait peur.
La
mise en application de l’accord
Tout
ce processus rentre dans le cadre de la mise en application de l’accord du 6
Février 2016 entre la Présidence de Martelly et le Parlement, les deux
institutions co-dépositaires de la souveraineté nationale. Cet accord a
sciemment écarté l’option Pouvoir Judiciaire symbolisé par la Cour de Cassation
(CC), en s’appuyant sur la constitution amendée qui n’aurait pas dû s’appliquer
à Martelly puisque publiée sous sa présidence.
Malheureusement dans le souci d’écarter l’option CC, qui avait l’aval de la
majorité des acteurs dont le l’Ex-Président Martelly et le G8, ils ont opté
pour cet accord. C’est donc un accord inédit voulu par le Parlement et, en
particulier, par Privert, l’un de ses rédacteurs et signataires. Ce qui lui a permis de devenir président, élu
par le Parlement au second degré, et de pouvoir choisir son Premier
Ministre en la personne de Fritz Jean de tendance lavalassienne comme lui, plus
ou moins dans les délais impartis.
Jusqu’à
date, le Président Privert est dans les délais dans l’application de l’accord.
Après l’élection du Président, la nomination du premier ministre (PM), il a mis
le cap sur la redynamisation du Conseil
électoral provisoire (CEP). Il est à noter qu’il a mené en
parallèle le processus de mise en place du CEP et celui du PM. C’est ainsi que la plupart des secteurs prévus à l’article 289 de la Constitution de
1987 (Décret électoral) ont
pratiquement refait ou sont en passe de
refaire le même exercice, si l’on excepte le secteur
syndical qui a reconduit sa représentante, respectant par ainsi le mot
redynamisation du CEP au lieu de
remplacement tel que exigé par la plupart des acteurs dont FANMI LAVALAS.
En parlant de délais, alors que l’accord parle
de 120 jours maximum au
moment de sa signature, le
6 février 2016, on n’a pas vraiment
120 jours du 6 Février au 14 Mai 2016, la date prévue pour l’investiture du
nouveau président élu. L’accord fait un certain nombre
d’exigences qui seront difficiles à respecter, tels ses point IV et V et leurs sous points, reproduits texto plus bas :
« IV. De la redynamisation
du Conseil électoral provisoire (CEP)
« 1. Convocation, à l’initiative du Président provisoire des
secteurs ayant délégué des représentants au précédent Conseil électoral
provisoire (CEP) aux fins de confirmer ou de désigner de nouveaux membres en
vue de la reprise des activités au CEP, dans un délai n’excédant pas 72 heure ».
Déjà fait, mais pas dans le délai
imparti.
« 2. Publication de l’arrêté Présidentiel de nomination des
nouveaux membres du CEP ». Pas encore fait car certains secteurs concernés prennent leur temps
soit disant pour bien désigner leur représentant au sein du CEP.
« V. De la poursuite du
processus électoral initié au cours de l’année 2015 ».
« 1. Relance par le CEP du processus électoral après
évaluation des étapes déjà franchies :
« a) Mise en application des recommandations techniques de la
Commission indépendante d’évaluation électorale ». L’accord n’a pas
spécifié par qui ? Est-ce par le CEP redynamisé ou par une autre
commission d’évaluation? A noter que l’accord parle d’évaluation et non de
vérification comme exigé par le G8, FANMY LAVALAS et autres. Cette question de
sémantique pourrait être une pomme de discorde entre l’ancienne opposition et
l’actuelle administration.
« b) Finalisation et proclamation des résultats des élections
municipales ».
« 2. Organisation du deuxième tour de l’élection
présidentielle, des élections législatives partielles et des élections locales
(24 avril 2016) ». C’est tout un travail à mener par le CEP pour rester
dans les délais.
3. Proclamation des résultats définitifs (6 mai 2016).
4. Installation du Président
élu de la République (14 mai 2016).
En guise de
conclusion, les défis et la concertation
La bataille pour le pouvoir politique,
l’adaptation de la nouvelle administration à la pratique du pouvoir, la
primauté de l’intérêt des clans sur l’intérêt collectif, le rejet de l’ancienne
opposition de tout ce qui rappelle Martelly, la réaction des bénéficiaires du
régime Martelly, celle du PHTK et alliés par rapport à toute tentative
éventuelle de les mettre hors-jeu, le
difficile équilibre à garder par l’administration actuelle, la
polarisation qui se dessine au niveau du Parlement (risque de paralysie), la
marginalisation du pouvoir judiciaire sont autant de défis à surmonter par les
acteurs en présence.
Il ne faut pas négliger non plus l’attitude
forcément attentiste de la communauté internationale (wait and see) qui s’est
montrée par un passé récent plutôt proche de Martelly et qui devrait prendre
son temps avant de se retrouver par rapport à la nouvelle administration dont
la tendance devrait se rapprocher de la
manière lavalassienne.
C’est dans cette ambiance d’incertitudes
qu’évolue la nouvelle administration. Ce chaos évité par l’accord du 6 Février
2016 s’éloignera-t-il définitivement ou seulement différé pour rebondir durant
l’administration Privert ou après la clôture définitive du processus électoral?
On ne devrait pas attendre longtemps pour la réponse à cette interrogation.
Une fois de plus, le maître mot reste
et demeure la concertation, le dialogue. La revanche, l’exclusion, « l’ote-toi
que je m’y mette » ne nous mèneront nulle part. N’oublions pas que l’administration
actuelle n’est que le fruit d’un consensus, d’un « Accord politique pour la continuité institutionnelle à la fin du
mandat du Président de la République en l’absence d’un président élu et pour la
poursuite du processus électoral entamé
en 2015.»
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